XIV
LES FLUCTUATIONS DE LA LIBIDO

 

 

Agressivité ≠  agression.

Le mot éléphant.

Les amarres de la parole.

Transfert et suggestion.

Freud et Dora.

 

 

Reprenons les choses au point où nous en étions. Quelqu'un pourrait-il amorcer par une question ?

 

Dr Pujols : – Vous dites le désir de l'autre. C'est le désir qui est chez l'autre ? Ou le désir que j'ai pour l'autre ? Pour moi, ce n'est pas la même chose. Dans ce que vous avez dit la dernière fois à la fin, c'était le désir qui est chez l'autre, et que l’ego peut reprendre en détruisant l'autre. Mais c'est en même temps un désir qu’il a pour l’autre.

 

1

 

N'est-ce pas le fondement, originel, spéculaire, de la relation à l'autre, en tant qu'elle s'enracine dans l'imaginaire ?

La première aliénation du désir est liée à ce phénomène concret. Si le jeu est valorisé pour l'enfant, c'est qu'il constitue le plan de réflexion sur lequel il voit se manifester chez l'autre une activité qui anticipe sur la sienne, en ce qu'elle est un tant soit peu plus parfaite, plus maîtrisée, que la sienne, sa forme idéale. Ce premier objet est dès lors valorisé.

Le pré-développement de l'enfant montre déjà que l'objet humain diffère fondamentalement de l'objet de l'animal. L'objet humain est originairement médiatisé par la voie de la rivalité, par l'exacerbation du rapport au rival, par la relation de prestige et de prestance. C'est déjà une relation de l'ordre de l'aliénation puisque c'est d'abord dans le rival que le sujet se saisit comme moi. La première notion de la totalité du corps comme ineffable, vécu, le premier élan de l'appétit et du désir passe chez le sujet humain par la médiation d'une forme qu'il voit d'abord projetée, extérieure à lui, et ce, d'abord, dans son propre reflet.

Deuxième chose. L'homme sait qu'il est un corps – encore qu'il ne le perçoive jamais d'une façon complète, puisqu'il est dedans, mais il le sait. Cette image est l'anneau, le goulot, par lequel le faisceau confus du désir et des besoins devra passer pour être lui, c'est-à-dire pour accéder à sa structure imaginaire.

La formule le désir de l'homme est le désir de l'autre doit être, comme toutes les formules, maniée à sa place. Elle n'est pas valable en un seul sens. Elle vaut sur le plan dont nous sommes partis, celui de la captation imaginaire. Mais, comme je vous l'ai dit à la fin de la dernière séance, cela ne se limite pas là. Sinon, ai-je indiqué d'une façon mythique, il n'y aurait pas d'autre relation inter-humaine possible que cette mutuelle et radicale intolérance à la coexistence des consciences, comme s'exprime M. Hegel – tout autre restant essentiellement celui qui frustre l'être humain, non pas seulement de son objet, mais de la forme même de son désir.

Il y a là entre les êtres humains une relation destructrice et mortelle. C'est d'ailleurs toujours là, sous-jacent. Le mythe politique du struggle for life a pu servir à insérer bien des choses. Si M. Darwin l'a forgé, c'est qu'il faisait partie d'une nation de corsaires, pour qui le racisme était l'industrie fondamentale.

En fait, cette thèse de la survivance des espèces les plus fortes, tout va contre. C'est un mythe qui va au contraire des choses. Tout prouve qu'il y a des points de constance et d'équilibre propres à chaque espèce, et que les espèces vivent dans une sorte de coordination, même de mangeurs à mangés. Ça ne va jamais à un radicalisme destructeur, lequel aboutirait tout simplement à l'anéantissement de l'espèce mangeuse, qui n'aurait plus rien à manger. L'étroite inter-coaptation qui existe sur le plan de la vie ne se fait pas dans la lutte à mort.

Il faut approfondir la notion de l'agressivité dont nous faisons un usage brutal. On croit que l'agressivité, c'est l'agression. Cela n'a absolument rien à faire avec. C'est à la limite, virtuellement, que l'agressivité se résout en agression. Mais l'agression n'a rien à faire avec la réalité vitale, c'est un acte existentiel lié à un rapport imaginaire. C'est là une clef qui permet de repenser bien des problèmes, et pas seulement les nôtres, dans un registre complètement différent.

Je vous avais demandé de poser une question. Vous avez bien fait de la poser. Êtes-vous pour autant satisfait? Il me semble que nous avons été plus loin la dernière fois.

Le désir est, chez le sujet humain, réalisé dans l'autre, par l'autre, – chez l'autre, comme vous dites. C'est là le second temps, le temps spéculaire, le moment où le sujet a intégré la forme du moi. Mais il n'a pu l'intégrer qu'après un premier jeu de bascule où il a justement échangé son moi contre ce désir qu'il voit dans l'autre. Dès lors, le désir de l'autre, qui est le désir de l'homme, entre dans la médiatisation du langage. C'est dans l'autre, par l'autre, que le désir est nommé. Il entre dans la relation symbolique du je et du tu, dans un rapport de reconnaissance réciproque et de transcendance, dans l'ordre d'une loi déjà toute prête à inclure l'histoire de chaque individu.

Je vous ai parlé du Fort et du Da. C'est un exemple de la façon dont l'enfant entre naturellement dans ce jeu. Il commence à jouer avec l'objet, plus exactement, avec le seul fait de sa présence et de son absence. C'est donc un objet transformé, un objet de fonction symbolique, un objet dévitalisé, qui est déjà un signe. C'est quand l'objet est là qu'il le chasse, et quand il n'est pas là qu'il l'appelle. Par ces premiers jeux, l'objet passe comme naturellement dans le plan du langage. Le symbole émerge, et devient plus important que l'objet.

Je l'ai déjà répété tellement de fois. Si vous ne vous mettez pas ça dans la tête...

Le mot ou le concept n'est point autre chose pour l'être humain que le mot dans sa matérialité. C'est la chose même. Ça n'est pas simplement une ombre, un souffle, une illusion virtuelle de la chose, c'est la chose même.

Réfléchissez un petit instant dans le réel. C'est du fait que le mot éléphant existe dans leur langue, et que l'éléphant entre ainsi dans leurs délibérations, que les hommes ont pu prendre à l'endroit des éléphants, avant même d'y toucher, des résolutions beaucoup plus décisives pour ces pachydermes que n'importe quoi qui leur est arrivé dans leur histoire – la traversée d'un fleuve ou la stérilisation naturelle d'une forêt. Rien qu'avec le mot éléphant et la façon dont les hommes en usent, il arrive aux éléphants des choses, favorables ou défavorables, fastes ou néfastes – de toute façon, catastrophiques – avant même qu'on ait commencé à lever vers eux un arc ou un fusil.

D'ailleurs, c'est clair, il suffit que j'en parle, il n'y a pas besoin qu'ils soient là, pour qu'ils soient bien là, grâce au mot éléphant, et plus réels que les individus – éléphants contingents.

 

M. Hyppolite : –  C'est de la logique hégélienne.

 

Est-elle pour autant attaquable ?

 

M. Hyppolite : – Non, elle n'est pas attaquable. Mannoni disait tout à l'heure que c'était de la politique.

 

O. Mannoni : – C'est le côté par où la politique humaine s'insère. Au sens large. Si les hommes n'agissent pas comme les animaux, c'est parce qu'ils échangent leur connaissance par le langage. Par conséquent, c'est de la politique. La politique vis-à-vis des éléphants est possible grâce au mot.

 

M. Hyppolite : – Mais pas seulement. L'éléphant lui-même est atteint. C'est ça, la logique hégélienne.

 

Tout ça est pré-politique. Je veux simplement vous faire toucher du doigt l'importance du nom.

Nous nous plaçons là simplement sur le plan de la nomination. Il n'y a même pas encore de syntaxe. Mais enfin, cette syntaxe, il est clair qu'elle naît en même temps. L'enfant, je vous l'ai déjà signalé, articule des éléments taxièmes avant les phonèmes. Le si des fois apparaît quelquefois tout seul. Certes, cela ne nous permet pas de trancher sur une antériorité logique, car il ne s'agit à proprement parler que d'une émergence phénoménale.

Je me résume. A la projection de l'image, succède constamment celle du désir. Corrélativement, il y a réintrojection de l'image et ré-introjection du désir. Jeu de bascule, jeu en miroir. Bien entendu, cette articulation ne se produit pas qu'une fois. Elle se répète. Et, au cours de ce cycle, ses désirs sont réintégrés, réassumés par l'enfant.

Je mettrai maintenant l'accent sur la façon dont le plan symbolique se branche sur le plan imaginaire. En effet, comme vous le voyez, les désirs de l'enfant passent d'abord par l'autre spéculaire. C'est là qu'ils sont approuvés ou réprouvés, acceptés ou refusés. Et c'est par là que l'enfant fait l'apprentissage de l'ordre symbolique et accède à son fondement, qui est la loi.

Cela aussi a des répondants expérimentaux. Suzan Isaacs signale dans un de ses textes – et dans l'école de Koehler aussi, on l'a mis en évidence – que très précocement, à un âge encore infans, entre huit et douze mois, l'enfant ne réagit absolument pas de la même façon à un heurt accidentel, à une chute, à une brutalité mécanique liée à une maladresse, et d'autre part à une gifle à intention punitive. Nous pouvons là distinguer chez un tout petit enfant deux réactions complètement différentes dès avant l'apparition extériorisée du langage. C'est donc que l'enfant a déjà une première appréhension du symbolisme du langage. Du symbolisme du langage et de sa fonction de pacte.

Nous allons maintenant tâcher de saisir quelle est, dans l'analyse, la fonction de la parole.

 

2

 

La parole est cette roue de moulin par où sans cesse le désir humain se médiatise en rentrant dans le système du langage.

Je mets le registre de l'ordre symbolique en valeur parce que nous ne devrions jamais en perdre la référence, alors qu'il est le plus oublié, et qu'on s'en détourne dans l'analyse. Car, en somme, de quoi parlons-nous d'habitude ? Ce dont nous parlons sans cesse, d'une façon souvent confuse, à peine articulée, ce sont des relations imaginaires du sujet à la construction de son moi. Nous parlons sans cesse des dangers, des ébranlements, des crises que le sujet éprouve au niveau de la construction de son moi. C'est pourquoi j'ai commencé par vous expliquer le rapport O-O', le rapport imaginaire à l'autre.

La première émergence de l'objet génital n'est pas moins prématurée que tout ce qu'on peut observer dans le développement de l'enfant, et elle échoue. Seulement, la libido qui se rapporte à l'objet génital n'est pas du même niveau que la libido primitive, dont l'objet est la propre image du sujet. C'est là un phénomène majeur.

C'est pour autant que l'enfant apparaît dans le monde à l'état prématuré, structurellement, de haut en bas et de bout en bout, qu'il a une relation libidinale primitive à son image. La libido qui est ici en cause est celle dont vous connaissez les résonances, et qui est de l'ordre de la Liebe, de l'amour. C'est le grand X de toute la théorie analytique.

Vous croyez que c'est aller un peu fort que de l'appeler le grand X ? Je n'aurai aucune peine à vous sortir des textes, et des meilleurs analystes –  car ce n'est pas en allant chercher ses références chez des gens qui ne savent pas ce qu'ils disent qu'on peut faire une démonstration. Je chargerai quelqu'un de lire Balint. Qu'est-ce que c'est, cet amour génital prétendument achevé ? Cela reste entièrement problématique. La question de savoir s'il s'agit d'un processus naturel ou d'une réalisation culturelle n'a pas encore été, nous dit textuellement Balint, tranchée par les analystes. C'est une ambiguïté assez extraordinaire, laissée au coeur même de ce qui semble le plus ouvertement reçu entre nous.

Quoi qu'il en soit, si la libido primitive est relative à la prématuration, la libido seconde est d'une autre nature. Elle va au-delà, elle répond à une première maturation du désir, sinon du développement vital. C'est au moins ce que nous devons supposer pour que la théorie tienne debout et que l'expérience puisse être expliquée. Il y a là un changement total de niveau dans le rapport de l'être humain à l'image, à l'autre. C'est le point-pivot de ce qu'on appelle la maturation, autour de quoi tourne tout le drame oedipien. C'est le corrélatif instinctuel de ce qui dans OEdipe se passe sur le plan situationnel.

Qu'est-ce qui se passe donc ? C'est dans la mesure où la libido primitive vient à maturité que, pour employer le dernier vocabulaire freudien, la relation à l'image narcissique passe sur le plan de la Verliebtheit. L'image narcissique, captivante, aliénante sur le plan imaginaire, se trouve investie de la Verliebtheit, qui ressortit phénoménologiquement du registre de l'amour.

Expliquer les choses ainsi, c'est dire que c'est d'une maturation interne liée à l'évolution vitale du sujet que dépend le remplissement, voire le débordement, de la béance primitive de la libido du sujet immature. La libido pré-génitale est le point sensible, le point de mirage entre Eros et Thanatos, entre l'amour et la haine. C'est la façon la plus simple de faire comprendre le rôle crucial que joue la libido dite dé-sexualisée du moi dans la possibilité de réversion, de virage instantané de la haine dans l'amour, de l'amour dans la haine. C'est le problème qui a semblé poser à Freud le plus de difficultés à résoudre – reportez-vous à son écrit Le Moi et le Soi. Dans le texte dont je vous parle, il semble même en faire une objection à la théorie qui pose comme distincts les instincts de mort et les instincts de vie. Je crois au contraire que cela s'accorde parfaitement – à condition que nous ayons une théorie correcte de la fonction imaginaire du moi.

Si cela vous a paru trop difficile, je peux vous en donner tout de suite une illustration.

La réaction agressive à la rivalité oedipienne est liée à un de ces changements de niveau. Le père constitue d'abord une des figures imaginaires les plus manifestes de l’ldeal-fch, comme tel investi d'une Verliebtheit, parfaitement isolée, nommée et décrite par Freud. C'est en tant qu'il y a régression de la position libidinale, que le sujet atteint à la phase oedipienne, entre trois et cinq ans. Apparaît alors le sentiment d'agression, de rivalité et de haine envers le père. Un très petit changement du niveau libidinal par rapport à un certain seuil transforme l'amour en haine – ça oscille d'ailleurs pendant un certain temps.

Reprenons maintenant les choses au point où je les ai quittées la dernière fois.

Je vous ai indiqué que la relation imaginaire donne définitivement les cadres dans lesquels se feront les fluctuations libidinales. Et j'ai laissé ouverte la question des fonctions symboliques dans le traitement. Quel usage faisons-nous du langage et de la parole dans le traitement ? Il y a dans la relation analytique deux sujets liés par un pacte. Ce pacte s'établit à des niveaux très divers, voire très confus à l'origine. Ce n'en est pas moins, essentiellement, un pacte. Et nous faisons tout, par des règles préalables, pour bien établir ce caractère au départ.

A l'intérieur de cette relation, il s'agit d'abord de dénouer les amarres de la parole. Dans son mode de parler, son style, dans sa façon de s'adresser à son allocutaire, le sujet est libéré des liens, non seulement de la politesse, de la courtoisie, mais même de la cohérence. On lâche un certain nombre d'amarres de la parole. Si nous considérons qu'il y a un lien étroit, permanent, entre la façon dont un sujet s'exprime, se fait reconnaître et la dynamique effective, vécue, de ses relations de désir, nous devons bien voir que cela seul introduit dans la relation de miroir à l'autre une certaine désinsertion, un flottement, une possibilité d'oscillations.

Voilà pourquoi mon petit modèle existe.

Pour le sujet, la désinsertion de son rapport à l'autre fait varier, miroiter, osciller, complète et décomplète l'image de son moi. Il s'agit qu'il l'aperçoive dans sa complétude, à laquelle il n'a jamais eu accès, afin qu'il puisse reconnaître toutes les étapes de son désir, tous les objets qui sont venus apporter à cette image sa consistance, sa nourriture, son incarnation. Il s'agit que le sujet constitue par des reprises et des identifications successives l'histoire de son moi.

Le rapport parlé, flottant, avec l'analyste tend à produire dans l'image de soi des variations assez répétées, assez amples, même si elles sont infinitésimales et limitées, pour que le sujet aperçoive les images captatrices qui sont au fondement de la constitution de son moi.

J'ai parlé de petites oscillations. Je n'ai pas besoin pour l'instant de m'étendre sur ce qui constitue leur petitesse. Il y a évidemment du freinage, des arrêts, que la technique nous apprend à franchir, à combler, voire, quelquefois, à reconstruire. Freud a donné des indications en ce sens.

Une pareille technique produit dans le sujet une relation de mirage imaginaire avec lui-même au-delà de ce que le vécu quotidien lui permet d'obtenir. Elle tend à créer artificiellement, en mirage, la condition fondamentale de toute Verliebtheit.

C'est la rupture des amarres de la parole qui permet au sujet de voir, au moins successivement, les diverses parts de son image, et d'obtenir ce que nous pouvons appeler une projection narcissique maxima. L'analyse à cet égard est assez rudimentaire encore, puisque ça consiste au début, il faut bien le dire, à lâcher tout, en voyant ce que ça va produire. Les choses auraient pu, pourraient être menées autrement – ce n'est pas inconcevable. Toujours est-il que ça ne peut que tendre à produire au maximum la révélation narcissique sur le plan imaginaire. Et c'est bien la condition fondamentale de la Verliebtheit.

L'état amoureux, quand il se produit, c'est d'une tout autre façon. Il y faut une coïncidence surprenante, car il n'intervient pas pour n'importe quel partenaire ou pour n'importe quelle image. J'ai déjà fait allusion aux conditions maxima du coup de foudre de Werther.

Dans l'analyse, le point où se focalise l'identification du sujet au niveau de l'image narcissique est ce qu'on appelle le transfert. Le transfert, non pas dans le sens dialectique où je vous l'expliquais dans le cas de Dora par exemple, mais le transfert tel qu'on l'entend communément en tant que phénomène imaginaire.

Je vais vous montrer à quel point aigu va le maniement du transfert imaginaire. Il va au point de partage des eaux dans la technique.

Balint est un des analystes les plus conscients. L'exposé de ce qu'il fait est des plus lucides. C'est, en même temps, un des meilleurs exemples de la tendance dans laquelle s'est peu à peu engagée toute la technique analytique. Il dit simplement d'une façon plus cohérente et plus ouverte ce qui chez les autres est empêtré dans une scolastique où une chatte ne retrouverait pas ses petits. Eh bien, Balint dit exactement ceci – tout le progrès de l'analyse consiste dans la tendance du sujet à retrouver ce qu'il appelle l'amour primaire, primary love. Le sujet éprouve le besoin d'être l'objet de l'amour, des soins, de l'affection, de l'intérêt d'un autre objet sans avoir, lui, aucun égard envers les besoins ou même l'existence de cet objet. C'est ce qu'articule expressément Balint, et je lui suis reconnaissant de l'articuler –  cela ne veut pas dire que je l'approuve.

Placer tout le jeu de l'analyse sur un tel plan, sans aucun correctif, sans autre élément, paraîtra déjà surprenant. Conception pourtant bien dans la ligne de cette évolution de l'analyse qui met de plus en plus l'accent sur les relations de dépendance, sur les satisfactions instinctuelles, voire sur la frustration –  ce qui est la même chose.

Dans ces conditions, comment Balint décrit-il ce qu'on observe à la fin de l'analyse, à la fin d'une analyse achevée, vraiment terminée, comme il n'y en a pas, de son propre aveu, plus du quart ? Il se produit chez le sujet dit-il en toutes lettres, un état de narcissisme qui va à une exaltation sans frein des désirs. Le sujet s'enivre d'une sensation de maîtrise absolue de la réalité, tout à fait illusoire, mais dont il a besoin dans la période post-terminale. Il doit s'en libérer en remettant progressivement en place la nature des choses. Quant à la dernière séance, elle ne se passe pas sans, chez l'un et l'autre des partenaires, la plus forte envie de pleurer. C'est ce que Balint écrit, et cela a la valeur d'un témoignage extrêmement précieux de ce qui est la pointe de toute une tendance de l'analyse.

N'avez-vous pas l'impression que c'est là un jeu extra-ordinairement peu satisfaisant, un idéal utopique ? – qui assurément déçoit en nous quelque chose.

Une certaine façon de comprendre l'analyse, ou plus exactement de n'en pas comprendre certains ressorts essentiels, doit assurément mener à pareille conception et à pareils résultats.

Je laisse cette question en suspens pour l'instant. Nous commenterons plus tard les textes de Balint.

 

3

Je vais prendre maintenant un exemple qui vous est déjà familier puisque je suis revenu vingt fois dessus – le cas de Dora.

Ce qu'on néglige dans l'analyse, c'est évidemment la parole comme fonction de reconnaissance. La parole est cette dimension par où le désir du sujet est authentiquement intégré sur le plan symbolique. C'est seulement lorsqu'il se formule, se nomme devant l'autre, que le désir, quel qu'il soit, est reconnu au sens plein du terme. Il ne s'agit pas de la satisfaction du désir, ni de je ne sais quel primary lovemais, exactement, de la reconnaissance du désir.

Rappelez-vous ce que Freud fait avec Dora. Dora est une hystérique. Freud, à ce moment-là, ne connaît pas suffisamment – il l'a écrit, ré-écrit, répété partout en note, et même dans le texte – ce qu'il appelle la composante homosexuelle– ce qui ne veut rien dire, mais enfin, c'est une étiquette. Cela revient à ceci –  il ne s'est pas aperçu de la position de Dora, c'est-à-dire de ce qu'était l'objet de Dora. Il ne s'est pas aperçu, pour tout dire, qu'en O' il y a pour elle Madame K.

Comment Freud dirige-t-il son intervention ? Il aborde Dora sur le plan de ce qu'il appelle lui-même la résistance. Qu'est-ce à dire? Je vous l'ai déjà expliqué. Freud fait intervenir, c'est absolument manifeste, son ego, la conception qu'il a, lui, de ce pour quoi est fait une fille – une fille, c'est fait pour aimer les garçons. S'il y a quelque chose qui ne va pas, qui la tourmente, qui est refoulé, ça ne peut être aux yeux de Freud que ceci – elle aime Monsieur K. Et elle aime peut-être un peu Freud par la même occasion. Quand on entre dans cette ligne, c'est tout à fait évident.

Freud, pour de certaines raisons qui sont également liées à son point de départ erroné, n'interprète même pas à Dora les manifestations de son prétendu transfert à son égard –  ce qui lui épargne au moins de se tromper ici. Simplement, il lui parle de Monsieur K. Qu'est-ce à dire ? – sinon qu'il lui parle au niveau de l'expérience des autres. C'est à ce niveau que le sujet a à reconnaître et faire reconnaître ses désirs. Et s'ils ne sont pas reconnus, ils sont comme tels interdits, et c'est là que commence en effet le refoulement. Eh bien, alors que Dora en est encore à ce stade, où, si je puis dire, elle a appris à ne rien comprendre, Freud intervient au niveau de la reconnaissance du désir, à un niveau en tous points homogène à l'expérience de reconnaissance chaotique, voire avortée, qui a déjà fait sa vie.

Freud est là, qui dit à Dora – Vous aimez Monsieur K.Il se trouve qu'il le dit en plus assez maladroitement pour que Dora cesse immédiatement. S'il avait été à ce moment-là initié à ce qu'on appelle l'analyse des résistances, il le lui aurait fait déguster par petites bouchées, il aurait commencé à lui apprendre que telle et telle chose étaient chez elle une défense, et, à force, il lui aurait en effet enlevé toute une série de petites défenses. Il aurait ainsi exercé, à proprement parler, une action suggestive, c'est-à-dire il aurait introduit dans son ego un élément, une motivation supplémentaire.

Freud a écrit quelque part que le transfert, c'est ça. Et d'une certaine façon, il a raison, c'est ça. Seulement, il faut savoir à quel niveau. Car il aurait pu progressivement assez modifier l'ego de Dora pour qu'elle fasse un mariage – aussi malheureux que n'importe quel mariage – avec Monsieur K.

Si l'analyse, au contraire, avait été correctement menée, qu'est-ce qui aurait dû se passer? Qu'est-ce qui se serait passé si, au lieu de faire intervenir sa parole en O', c'est-à-dire de mettre en jeu son propre ego dans le but de repétrir, de modeler celui de Dora, Freud lui avait montré que c'était Madame K. qu'elle aimait ?

En effet, Freud intervient au moment où, dans le jeu de bascule, le désir de Dora est en O', où elle désire Madame K. Toute l'histoire de Dora est dans cette oscillation où elle ne sait pas si elle n'aime qu'elle-même, son image magnifiée dans Madame K., ou si elle désire Madame K. C'est très précisément parce que cette oscillation se produit sans cesse, parce que cette bascule est perpétuelle, que Dora n'en sort pas.

C'est au moment où le désir est en O' que Freud doit le nommer, car, à ce moment-là, il peut se réaliser. Si l'intervention est assez répétée et assez complète, la Verliebtheit, qui est méconnue, brisée, continuellement réfractée comme une image sur l'eau qu'on n'arrive pas à saisir, peut se réaliser. En ce point, Dora pourrait reconnaître son désir, l'objet de son amour, comme étant effectivement Madame K.

C'est là une illustration de ce que je vous disais tout à l'heure – si Freud avait révélé à Dora qu'elle était amoureuse de Madame K., elle le serait devenue effectivement. Est-ce là le but de l'analyse ? Non, c'est seulement sa première étape. Et, si vous l'avez loupée, ou bien vous cassez l'analyse, comme Freud, ou bien vous faites autre chose, une orthopédie de l'ego. Mais vous ne faites pas une analyse.

L'analyse, conçue comme un processus d'écorchage, de pelage des systèmes de défense, n'a aucune raison de ne pas marcher. C'est ce que les analystes appellent trouver dans la partie saine de l'ego un allié.Ils arrivent en effet à tirer de leur côté la moitié de l'ego du sujet, puis la moitié de la moitié etc. Et pourquoi est-ce que ça ne fonctionnerait pas avec l'analyste, puisque c'est comme ça que se constitue l'ego dans l'existence? Seulement, il s'agit de savoir si c'est ça que Freud nous a appris.

Freud nous a montré que la parole doit être incarnée dans l'histoire même du sujet. Si le sujet ne l'a pas incarnée, si cette parole est bâillonnée et se trouve latente dans les symptômes au sujet, devons-nous la délivrer, comme la Belle-au-bois-dormant, ou non ?

Si nous ne devons pas la délivrer, faisons alors une analyse du type analyse des résistances. Mais ce n'est pas ça que Freud a voulu dire quand il a parlé, à l'origine, d'analyser les résistances. Nous verrons quel est le sens légitime qu'il faut donner à cette expression.

Si Freud était intervenu en permettant au sujet de nommer son désir – car il n'était pas nécessaire qu'il le lui nomme lui-même –  il se serait produit, en O', l'état de Verliebtheit. Mais il ne faut pas omettre que le sujet aurait très bien su que c'était Freud qui lui avait donné cet objet de Verliebtheit. Ce n'est pas là que se termine le processus.

Lorsque cette bascule s'est faite, par quoi le sujet en même temps que sa parole réintègre la parole de l'analyste, une reconnaissance lui est permise de son désir. Cela ne se produit pas en une fois. C'est parce que le sujet voit cette complétude, si précieuse qui s'approche, qu'il va de l'avant dans ces nuées comme dans un mirage. Et c'est dans la mesure où il reconquiert son Ideal-lchque Freud peut alors prendre sa place au niveau de l’lch-Ideal.

 

Nous allons en rester là pour aujourd'hui.

Le rapport de l'analyste et de l’lch-ldealpose la question du surmoi. Vous savez d'ailleurs que Ich-ldealest pris quelquefois comme synonyme de surmoi.

J'ai choisi de gravir la montagne. J'aurais pu prendre le sentier descendant et poser tout de suite la question – qu'est-ce que c'est que le surmoi? Nous y arrivons seulement maintenant. Car la réponse semble aller de soi, mais elle ne va pas de soi. Jusqu'à présent, toutes les analogies qui en ont été données, les références à l'impératif catégorique, à la conscience morale, sont extrêmement confuses. Mais laissons là les choses.

La première phase de l'analyse est faite du passage de O en O' – de ce qui, du moi, est inconnu au sujet à cette image où il reconnaît ses investissements imaginaires. Chaque fois, cette image qui se projette réveille pour le sujet le sentiment de l'exaltation sans frein, de la maîtrise de toutes les issues, qui est déjà donné à l'origine dans l'expérience du miroir. Mais ici, il peut la nommer, parce qu'il a depuis lors appris à parler. Sinon, il ne serait pas là en analyse.

C'est là une première étape. Elle présente une très forte analogie avec le point où nous laisse M. Balint. Qu'est-ce que ce narcissisme sans frein, cette exaltation des désirs ? – sinon le point où aurait pu atteindre Dora. Allons-nous la laisser là, dans cette contemplation? Quelque part dans l'observation, on la voit abîmée en contemplation devant ce tableau – l'image de la Madone devant laquelle un homme et une femme sont en adoration.

Comment devons-nous concevoir la suite du processus ? Pour faire le pas suivant, il faudra approfondir la fonction de l’Ideal-Ichdont vous voyez que l'analyste occupe la place un temps, pour autant qu'il fait son intervention au bon endroit, au bon moment, à la bonne place.

Le prochain chapitre portera donc sur le maniement du transfert. Je le laisse ouvert.

 

12 MAI 1954.